Nous ne mesurons pas à quel point la destruction de la Raison et de la philosophie peut avoir une atteinte sur la vie politique et sociale… C’est une déconstruction généralisée par ceux « qui troublent leurs eaux pour faire croire qu’elles sont profondes… »
Texte :
Source : http://www.opuscules.fr/consolation-des-heideggeriens/
« Les heideggériens broient du noir », paraît-il. « Traumatisés » par la lecture des Cahiers noirs récemment publiés en Allemagne, ils nous appellent à partager « l’immense souffrance infligée à la pensée par la lecture de ces centaines de pages » truffées de déclarations antisémites[1]. Mais on peut les consoler. Allons, séchez vos larmes ! Ne voyez-vous pas qu’Heidegger a gagné ? Que sa vision de l’histoire européenne et mondiale l’a emporté ? Ouvrez Libération et voyez ce qui s’y écrit comme une évidence : « Le nazisme aveugle encore la philosophie, sans doute parce qu’il présente devant ses yeux la plus horrible construction qu’a pu réaliser son outil le plus précieux : la Raison[2]. » Vous avez bien lu : Auschwitz est le produit de la Raison. Bien sûr : le zyklon B et les convois arrivant au rythme métronomique planifié par le fonctionnaire Eichmann, c’était la Raison ! Ce n’était ni le sang, ni le sol, ni la race, ni aucune doctrine ou puissance irrationnelle. Comme pour l’agriculture mécanisée[3], c’était la Raison. — Mais les Einsatzgruppen aussi ? La Shoah par balles ? Les fosses de Babi Yar ? — La Raison, puisqu’on vous le dit ! LA-RAI-SON !
À 27 ans, en 1916, Heidegger a clairement reconnu sa mission : abattre le rationalisme. « J’ai le droit de déclarer au rationalisme une guerre à couteaux tirés, je le dois », écrit-il à sa femme[4]. Pour ce qui est de purifier l’Allemagne et l’Autriche de tous les philosophes rationalistes en les expulsant physiquement, ses amis politiques ou policiers avaient fait le travail dès les années 1930. Mais, pour débarrasser la pensée et la culture européenne du rationalisme lui-même, il lui a fallu, avant-guerre, créer une novlangue philosophique qui en détruit les concepts (logique, vérité, etc.). Et il lui a fallu, après-guerre, réécrire complètement l’histoire, d’une manière qui fait de la raison et des Lumières la matrice d’Auschwitz. Fabriquer une langue, manipuler l’histoire… Orwell a eu tort : pareilles tâches ne sauraient être dévolues à de banals fonctionnaires du ministère de la Vérité. Seul le penseur le plus haut et le plus profond est à même de les accomplir. Quarante ans après sa mort, en France, ses idées sont devenues lieux communs.
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[1]Le Monde, 30-01-2015.
[2]Robert Maggiori, Libération, 05-02-2015.
[3]« L’agriculture est à présent une industrie alimentaire motorisée ; dans son essence, c’est la même chose que la fabrication de cadavres dans les chambres à gaz et les camps d’extermination. » (Conférence de Brême, « La question de la technique », 1949).
[4]Cité dans Critique, déc. 2014, p. 984.