Onfray Bogart

Publié le : 07 septembre 202113 mins de lecture

Dans mon livre sur Clouscard (1), j’ai raconté ses difficultés, récurrentes tout au long de son existence, à trouver preneur pour ses manuscrits. Ce fut même l’occasion de notre rencontre en 1976. Depuis deux ans, il cherchait vainement à placer son dernier ouvrage. Sur fond de ricanements et de désapprobation outrée – la fin de siècle était déjà deleuzienne – j’étais alors parvenu de haute lutte à faire publier Le Frivole et le Sérieux chez l’éditeur gaucho-mondain le plus en vue de la place parisienne : Jean-Edern Hallier. J’ai relu ce texte récemment. Une limpidité foudroyante. Un demi-siècle d’avance sur son temps. Ce qui pouvait, à l’époque, sembler maladroit ou pesant a disparu. Aucun de ceux qui, depuis, ont écrit sur Mai 68, les mutations du capitalisme, les métamorphoses de la lutte des classes, ne lui arrivent à la cheville.

Au fil des extraits qui suivent, d’une lettre de 1980 adressée à René Caumer, ses amis retrouveront avec attendrissement son écriture appliquée et pataude, ses majuscules de minot, sa simplicité brute, sa façon de signer « Glouglou », son surnom en Corse, l’ensemble témoignant d’une fidélité sans affectation à ses modestes origines. Mais ces quelques paragraphes soulignent d’abord sa solitude, Son fatalisme mâtiné de paranoïa, son autodérision, son impavide imperméabilité aux codes du milieu. Les gros succès de librairie, sur des problématiques très proches des siennes, des essais de Bourdieu et de Baudrillard (respectivement La Distinction et De la séduction) l’ont, écrit-il, « mis au tapis» (« Même pas Poulidor. Vietto (2)»). Suit aussitôt la complainte habituelle à propos de ses humiliantes et vaines démarches (« dérisoire »), pour tenter de faire accepter son nouveau livre (Le Capitalisme de la séduction, en l’occurrence) – échecs dont le consolent un peu les compliments d’un vrai-faux (très) important…

Depuis un moment, l’intelligence clouscardienne commence pourtant à rayonner, irriguant de manière très discrète – quant à la citation de leurs sources et de leurs emprunts conceptuels – les énoncés des Michéa, Lordon, Robin, etc. Tous des tardifs suceurs de roue, mon pauvre Vietto-Glouglou. Et, il y a trois ans, un petit commando de godelureaux est donc allé interpeller Onfray à ce sujet, en son fief bas-normand de l’Université Populaire de Caen. La vidéo de leur échange dure très exactement trois minutes et cinquante et une secondes (3). Durant ce bref laps de temps, Onfray, petit sourire gouailleur au coin des lèvres et tout à son entreprise courtoise mais impitoyable de disqualification, parvient à cracher à cinq reprises le mot obscène de communiste (accolé une fois, quelle grosse saleté, du qualificatif d’orthodoxe), ceci entre deux glaviots, le premier sur le PCF, le second sur le « marxisme de la vieille époque ». Clap de fin. Un festival ! Et Clouscard, ce gaillacois au couteau entre les dents, ce théoricien de l’enfer sur terre, se voit renvoyé, sans autre forme de procès, à un crypto-léninisme indécrottable, qui interdit que l’on puisse s’intéresser d’aucune façon à sa pensée. Dommage pour Onfray et ses ouailles. L’homme aux quatre vingt ouvrages parus, fêtés, honnis, traduits – il n’oublie jamais de rappeler ce chiffre à l’auditeur, au détour d’une conférence – cet homme est une instance de légitimation internationale à lui tout seul. Rien à voir avec les publicistes hexagonaux, sous influence. Lui décrète, raille, bannit. Pas de quartier envers les bolchos. Et à y regarder de près, la lettre anodine du dogmatique Clouscard, sous sa feinte bonhommie, n’est-elle pas  dominée par le ressentiment et l’esprit de vengeance, portés par le rêve secret d’un goulag où les dissidents Bourdieu et Baudrillard endureraient quelques tortures doctrinales tout en cassant des cailloux ?

Régulièrement, la presse social-démocrate s’interroge sur le phénomène Onfray. Serait-il coupable d’une dérive décliniste « zemmourienne », ou pire encore, se « soraliserait-il » ? Bref, Monsieur Prudhomme percerait-il sous Proudhon ? Le Premier ministre en personne, Manuel Valls, ne s’y est pas trompé, qui a mis son grain de sel dans cette affaire, préjudiciable à ses yeux au bon fonctionnement du pacte républicain. Bigre ! Il lui est également reproché de philosopher à coup de ragots et d’attaquer ses rivaux au-dessous de la ceinture. Rien de bien nouveau, toutefois, en chacune de ces accusations. Si l’on considère le parcours culturo-mondain de notre « enfant de pauvres », comme il aime à se désigner, on s’aperçoit qu’il est traversé, dès ses premières publications, par le fil de l’agressivité anti-communiste, et que les procédés les plus bas ont toujours été mis à la disposition de ses humeurs et de ses règlements de comptes. Ce nietzschéen libertariste, pour faire chic et court, outre une présence physique et un culot hors du commun, a bénéficié très tôt d’une impressionnante logistique et de techniques d’érudition bluffeuses et efficaces. Et surtout, à partir d’une position morale à ses yeux objectivement inattaquable (la décence ordinaire, isn’t it ?) il s’est constitué en petit tribunal de ses pairs. Ainsi, depuis des années, joue-t-il sans vergogne de son ancrage sociologique, des avanies de son enfance, synonymes de dépossession matérielle ou d’innocence bafouée par un cureton fureteur. Une raison imprescriptible de rafler le titre de champion olympique des mécréants. Et un prétexte à aller débusquer chez ceux qu’il abhorre, les « bien nés », de Sartre à BHL (en passant par Sade ou Freud), non pas de simples déterminants idéologiques, de la fausse conscience, de la mauvaise foi, mais des veuleries, des vices, des lâchetés, des dépravations, qui seraient consubstantielles à leur être de classe – suivant la logique historique bien connue des élites corrompues et décadentes. D’où le champ libre aux affabulations et aux imputations les plus mesquines et dégradantes : collaboration avec l’ennemi, accointances rouges ou brunes, pédophilie, cocaïnomanie, corydranophilie, saphisme, pratiques sadomasochistes, chtouille, sida, pancréatites, rapines – il ne manque qu’un génocidaire au tableau du déshonneur (Alain Badiou, exterminateur virtuel du peuple kmer ?).

Le « Zarathoustra des bocages », ainsi que l’a surnommé Frédéric Schiffter, aurait pourtant quelque intérêt à se plonger dans l’œuvre de Clouscard. Peut-être réaliserait-il alors que les monstres totalitaires de ses fureurs de jeune clerc sont de belles princesses qu’il n’a pas su apprivoiser, tant il demeurait prisonnier d’un contre-sens tenace, le conduisant à voir dans le personnage de l’universitaire bourgeois engagé, pétitionnaire et militant, l’exacte réplique théâtrale d’une pensée, en réalité elle-même complexe, voire régressive. Or cette intelligentsia française de l’après-guerre, considérée selon ses termes comme intoxiquée par le marxisme (à l’exception de Saint Camus, le grand frère pontifiant du pauvre), n’a en fait cessé d’élaborer conceptuellement les conditions d’une contre-révolution permanente, de destruction existentielle de la raison en néo-positivisme structuraliste, le tout au profit du triomphe ultime de la logique libérale et libertaire, au cœur des dispositifs de l’univers économique moderne. Mais il est vrai que cette dynamique souterraine néo-fasciste, chantée avec les trémolos pulsionnels de la radicalité anticapitaliste, pèse peu, comparée au scandale des quittances de gaz non réglées de Merleau-Ponty, des manigances triolistes de Beauvoir ou des sex parties travesties organisées par Foucault.

Pour paraphraser un qualificatif que Clouscard avait collé à Deleuze et consorts, Onfray, relève de la catégorie des « tartuffes de la révolte ». Même le précoce usage misérabiliste et condescendant de son auto-socio-analyse l’atteste. Et davantage encore ses toutes dernières orientations et postures, à travers lesquelles il semble irrésistiblement gagné par les ivresses statutaires de l’état d’apesanteur historique. On se lasse de vociférer et de tenir le rôle de procureur. On fait un pas de côté. On est antilibéral non-marxiste, ce qui ne dérange personne : on en vient benoîtement à déconsidérer l’action politique. On est hédoniste non-libertaire, ce qui plait aux connaisseurs : on sait goûter et jouir avec modération, à l’inverse des consommateurs aliénés du marché vulgaire et impétueux du désir. On est parfois écorché par le Monde diplomatique (des chacals castro-bolivaristes de salon) : parfait. On est souvent invité à l’émission de Laurent Ruquier (un brave gars à la coule du pays d’en bas) : excellent. On est chaque matin la voix de France-Culture, sauf le jour du Seigneur, bien sûr ; et l’on sert ainsi d’interface à une classe moyenne éduquée et paupérisée, laquelle, grâce à lui, à ses sermons post-nihilistes, parvient à maximiser ses capacités culturelles de résignation. On peut se retirer sur son modeste lopin de terroir, un rien désabusé, mi- Spengler mi- Pangloss, annonciateur bourru et moralisant de l’inexorable déroute civilisationnelle de l’Occident. On aime ceux qui comme de grosses gouttes d’eau tombent une à une du sombre nuage suspendu au-dessus des hommes. Et on patiente. On est devenu – déjà sage et bientôt vieux – le contre-philosophe rentier du nouvel ordre social.

Salaud d’ex-pauvre. Onfray mériterait, comme d’autres, ses semblables, de céder à la tentation d’un destin artistique ridicule, destiné à parachever sa starification. Imaginons-le affublé d’un grand imperméable viril à épaulettes et ceinture cloutée, tels ceux qu’aimait porter sa crépusculaire idole Albert Camus (cherchant alors, dit-on, à s’identifier, clope comprise, au glamoureux Humphrey Bogart). Et puis invité, dans cet accoutrement, à incarner au cinéma le personnage récurrent d’un vaillant petit agent du FBI, traqueur de la vermine bourgeoise communiste hollywoodienne, aux temps maccarthystes des années froides. Un beau rôle populaire de justicier, dont les épisodes pourraient être diffusés en appoint à ses cours. L’occasion de voler définitivement la vedette au triste cabot BHL. Et avec un nom de guerre tout trouvé et fameux : Onfray Bogart.

1-Avec Clouscard, Editions Delga, 2013

2-René Vietto, un cycliste français entré dans la légende lors du Tour de France 1934, pour avoir donné sa roue à son leader et ainsi perdu toute chance de remporter la course.

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